En 2007, alors que son père est près de quitter la vie, Jean se souvient de sa jeunesse à Alger et raconte. Il nous invite à l'accompagner à travers son quartier de Bab-el-Oued, jusqu'à la rue Montaigne, où il vécut l'enfance d'un Pied-Noir. Entre les bonheurs de la famille et des copains, les merveilles du soleil et les déchirements de la guerre.
Au départ, ce récit était destiné à ses filles Corinne et Sophie pour leur dire son passé africain, combien il était attaché à sa terre natale qu'elles n'ont pas connu ; leur dire le déchirement de l'éxil, la perte d'amis très cher, les parents ensevelis là-bas ; là-bas où il a laissé Kader, Farudja et tant d'autres...
Je suis tout petit, assis sur la banquette d’une charrette tirée par deux juments grises. Leurs sabots soulèvent un nuage de poussière rouge dans le chemin de terre qui mène à Saoula. C’est un soir de printemps, les martinets et les hirondelles nous escortent avec leurs chants qui clament leur joie d’évoluer dans l’air embaumé de parfums de fleurs d’orangers et de citronniers mêlés d’effluves de vignes, d’oliviers et de caroubiers. Mes rires insouciants s’unissent à ceux d’autres voyageurs, conviés eux aussi au mariage de Simone la petite cousine.
Le tramway me dépose au début de l’avenue de la Bouzaréah. Je m’attarde devant le flipper du bar « Le Faisan d’Or ». Je monte quatre à quatre les vingt marches qui mènent au jardin Guillemin. Du haut de ce promontoire, j’observe l’humeur de la mer et je m’engage dans la rue Montaigne. Je salue avec plaisir Guercy, le marchand de cycles, et Robert dans son atelier d’ébénisterie. Je fais un clin d’œil à Youssef le M’zabite, j’entends : « O sole mio » chez Romagnoli le chapelier ; je regarde la vitrine de monsieur Palomba, le libraire, je tente d’apercevoir Tomi dans l’atelier de couture de ses parents, je vois les deux pieds du mécanicien sortir de sous la voiture qu’il répare. Dans son échoppe, au milieu d’une montagne de souliers, monsieur Garcia, la bouche remplie de clous, tape adroitement sur le talon de la chaussure qu’il ressemelle, et ça sent bon le cuir. Monsieur Pagnon, avec son nez rouge, rendu joufflu par la couperose, souffle bruyamment. Il remplit mon pot au lait, lentement, lentement. Monsieur Cohen-Solal, le droguiste, époussette et lustre à longueur de journée sa rutilante Quatre- Chevaux Renault bleu marine. Il va bien finir par l’user ! Je m’engouffre dans l’entrée de mon immeuble, au numéro quatre de la rue Montaigne. Je jette un coup d’œil à la boîte aux lettres puis je bats encore mon record pour arriver au premier étage et je découvre derrière la porte Bambi le chat, toujours fidèle au poste.
Dans notre appartement, je fais briller les cuivres avec ma mère, elle chante toujours et toujours : des extraits de La Bohême, de Carmen, de La Traviata, du Pays du Sourire, des Pêcheurs de Perles, mais elle finit toujours par son morceau favori : « Sur la mer calmée », extrait de Madame Butterfly. J’adore l’entendre mais j’ai toujours la gorge serrée quand elle doit donner le contre-ut final. A mon grand soulagement, elle y parvient toujours. Nous chantons ensuite en duo des extraits d’opérettes : L’Auberge du Cheval Blanc, et je me régale avec : « Poussez, poussez l’escarpolette » tiré de Véronique. … J’observe, admiratif, mon père : il prépare minutieusement ses lignes, son chiffon, ses pierres bleues, du sulfate de cuivre destiné à faire sortir les vers des rochers, et son vieux chapeau de feutre afin de les conserver frais pour la pêche du lendemain. Ma sœur est dans sa chambre en train de jouer tranquillement à la dînette ou de lire son album de Bécassine. Farudja, la belle et brave femme de ménage, me lance en souriant :
- Sbaljare, yaoulidi (Bonjour, petit).
Je lui réponds tout heureux :
- Sbaljare, Farudja, ya besse ? . (Bonjour, Farudja, ça va ?)
Cette nuit je traîne dans l’arrière-cuisine : j’ai toujours faim la nuit. A la lueur de la veilleuse qui honore nos morts, je vais, ce soir, me faire une ventrée d’œufs de harengs et, soyons fous, un casse-croûte à la soubressade. Au petit matin, ma mère me tapote gentiment la tête pour me réveiller, puis elle dépose sur la chaise le bol de café au lait avec les tartines beurrées. Elle consulte ensuite son baromètre en regardant du balcon le sommet de la montagne de la Bouzaréah juste au-dessus de la carrière Jaubert ; comme d’habitude elle me dit :
- Aujourd’hui il fait soleil. Allez, debout !